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Chroniques, nouvelles et billets d'humeur de l'Affreux Jojo.

Angkor Pire

 

Je suis au Cambodge et tout va beaucoup mieux maintenant. Après la visite d'Angkor, je suis allé directement à Pnom Penh. En urgence. A l'Hôpital Central.

Je n'avais pas compris les avertissements du guide concernant les mines et le "hors-piste" : qu’il ne faille pas s'aventurer dans les recoins inexplorés de régions reculées, certes ; mais de là à ne pas s’écarter des sentiers les plus visités…

Le sifflement stridulent des cigales, plus aigu que le doigt humide d’un couillon glissant sur un rebord en cristal, résonnera à jamais gravé dans mon oreille comme un avertissement. Je m’étais éloigné pour pisser. L'air a soudainement vibré du chuintement sec de bière décapsulée.

Les secours ont mis plusieurs jours à rassembler mes membres : j'étais tellement en souffrance au moment de perdre connaissance que j'eusse pu atteindre le septième sens. Mes neurotransmetteurs avaient à merveille joué leur rôle d'interrupteur : je me suis réveillé à l'hôpital engourdi de morphine, le cerveau emmêlant les quelques jours récents, que je vous livre dans un ordre approximatif.

 

Les temples sont magnifiques dans toute leur décadence. Des coursives en bas-relief élimés creusent les ruines. S'y battent Krishna, Brama, Vishnu, Shiva et Bouddha parmi des éléphants et des najas. Attaqué par la Thaïlande, influencé par l'Inde, envahi par le Vietnam, les Khmers ont côté religion fini par bouffer à tous les râteliers du quartier. A Bayon, dans l’enceinte d’Angkor Thorn, des portails très bas relient les salles, que je franchis en inclinant la tête pour feindre d'être plus grand que je ne suis. Les herbes grignotent les interstices des pierres et les tours aux quatre faces se dévisagent. A Ta Prom, des coulées de racines végétales, tentacules géantes échappées d'un manga sur des mutations nucléaires, déchirent les murs entre des Coréens souriants.

Les touristes sont partout, Français, Coréens, Japonais, Allemands, Russes, Malaysiens, Espagnols... Qui tous considèrent que ces temples centenaires sont beaucoup plus photogéniques avec leurs trente-deux dents brandis connement à l'objectif que dans leur calme sauvage. Les téléphones mobiles crépitent de leurs flashs : à l'appareil jetable a succédé l'instantané Facebook.

J'essaie d'accrocher le regard de couples français, mais ils l'esquivent avec raideur et resserrent leur étreinte : ma solitude leur est honteuse, voire contagieuse.

 

Le chant des vendeuses stridule avec une persistance lancinante. Elles me poursuivent sans relâche en ânonnant leurs slogans et, quand finalement je me lasse de refuser, dans une immobilité frémissante, elles stoppent leur litanie, immobiles aussi, me toisant en attendant un mouvement trahissant une acceptation. Elles reprendront leur litanie au moindre regard pour obtenir en vain une capitulation.

Ce fléau naît d'une incompréhension fondamentale : le touriste bardé de jouets ne pourra jamais appréhender le dénuement total dans lequel sont prisonniers ces gens qui ont un défi journalier ; s'acheter à manger et payer l'école de leurs enfants. Demain est un futur lointain. Les vendeurs ne comprennent pas qu'il faille vendre quelque chose à ces gens pour qui le dollar n'est rien : les babioles qu'ils proposent sont un mince rempart à la mendicité. Le harcèlement constant ne fera que braquer plus avant le chaland, que je suis : à table au déjeuner, le bourdonnement de mouches et de ces gamines m'insupporte. Quelques claques règlent vite les deux problèmes.

 

Je me lève à 4h30 pour voir l’aube poindre sur Angkor Wat. La lenteur avec laquelle flottent les moustiques dans ma chambre indique que les salopards se sont bien rincés le gosier. Le lever de soleil est beau. Comme il l'est sur la Place de la Concorde. Je ne me réveille jamais aux aurores pour le voir à Paris. Il est 6h30 du matin, la foule se disperse et je suis crevé.

 

Le parc des temples est vide de vie et devient à la longue monotone. La pierre ressemble à la pierre, Krishna à Vishnu. Aucun village à l'horizon n’épice le paysage et hormis les vendeuses, quelques pseudo-moines perchés dans des alcôves vendent des bâtons d'encens. Je verse ma donation et me trouve menotté d'un bracelet rouge, celui du dieu protégeant le touriste qui a payé.

 

Vers d'autres sites plus éloignés, les racines infléchissent la pierre, courbent les droites et se répandent comme un tissu organique visqueux. Là où les temples japonais domestiquent la nature avec harmonie, un combat fait rage ici : la forêt en gigantesque monstre engloutit et digère l'humain. Je déambule dans ces ruines fantomatiques, témoin de cette lutte, il faut l’avouer, extraordinaire.

 

En milieu d'après-midi j'opte pour un massage. D'après la médecine chinoise, le corps entier se retrouve dans la voûte plantaire. Une heure de réflexologie m'apprend, si c'est vrai, que j'ai mal partout ; en particulier aux pieds. 

 

Je dîne en ville au Sugar Palm où les résidus de colons, chemises en lin et cols amidonnés, discutent d'une voix trop fortes et mouvements de bras exubérants. Attablé seul sous une hélice, je visualise mes photos du jour sur mon appareil reflex géant et griffonne des notes technologiques sur mon iPad blanc. La nourriture khmère est à base de soupes et de mélanges d'épices, ce qui est succulent si l'on aime le lait de coco. Je prendrai le lendemain un carré d'agneau en croûte de sel au Malraux. Un couple américain voisin m’interpelle, me prenant pour un écrivain photographe voyageur lyrique. J'informe laconiquement Hank et Hilary de mon état, ingénieur voyageur, arrogant et cynique.

 

Je délaisse les lieux et m'attache aux gens, je consacre le lendemain à visiter la ville de Siem Reap et ses quartiers lointains.

Les Cambodgiens affichent ce même air de gentillesse candide que les Birmans. Leurs traits sont fins et réguliers, leur corpulences sveltes et leurs peaux foncées. Les femmes sont belles de leur visages géométriques, pommettes saillantes et mâchoires triangulaires ayant la bouche en point de fuite ; leurs yeux en amendes brillent, obscurs sans être opaques, teintés de verts ou de vermeils. Les lèvres charnues de boudeuses sourient sur des dents éclatantes et parfaites.

Les jeunes font plus jeunes que leur âge car elles sont asiatiques ; les plus âgées, plus que leur âges, burinées qu'elles sont de soleil et de pauvreté.

Aux confins de la ville, un moine accepte que je visite son monastère. Il a 21 ans, est moine depuis 10 : il vient d'une province reculée sans école, où l'entrée en religion est la seule possibilité d'éducation. Au-dessus du four crématoire, brûle de l’encens dans une canette de bière découpée.

 

Plus loin, une famille m'invite d'un geste à entrer pour la photographiée. Je refuse dans un premier réflexe français, puis me souviens pourquoi je suis là et désengage le frein. Je prends des clichés, groupes et portraits, et nous trinquons à l'Angkor Beer. Le cousin me tend une Alain Delon tandis que le frère, m'indiquant sa sœur que j'ai trop regardée, m'informe qu'elle est célibataire et prête à m'épouser. Je la dévisage une seconde de trop, en riant de la blague que je sais n'en pas être une : ses yeux striés de malice m'enveloppent dans une gangue douce et chaleureuse. J'ai envie de baiser, elle me fait de l'effet. Je me surprends un bref instant à avoir, pour une nuit, envie de négocier. Je secoue la tête, comme pour m'ébrouer d'une mauvaise pensée. Le frère m’invite à participer aux frais de la bière, sans préciser de montant : l’invitation cordiale dissone et le bon souvenir en devenir s’ébrèche. Je paie la bière au tarif restaurant, abrège la réunion et m'éclipse. J'ai entraperçu la brèche du sordide, mais d'après le Lonely Planet, je peux m'estimer heureux qu'ils ne m'aient pas proposé un morveux.

 

Sur le bas-côté des routes, les enfants en pyjamas jaunes à fleurs promènent des buffles. Ils se parlent en riant. Les adultes retournent mes hochements de tête en guise de salut. On a planté des mines, il a poussé des gens heureux ; et à les regarder, on conclurait que le bonheur est un état normal et naturel. L'Independence est arrivée en 1955 à temps.

Je m'arrête dans un village sur la route d'un temple éloigné, prends des portraits. Les enfants hurlent de rire, les parents m'accueillent chez eux des étoiles plein les yeux. À aucun moment il n'est question d'argent. C'est déroutant.

 

Un célibat entériné est le premier corollaire de ma position débraguettée au moment de l'explosion. À moi la sérénité. Une brûlure a retroussé mes lèvres et découvre mes dents. On ne pourra plus dire que je ne souris jamais. La peau de mon visage a pris cette brillance de plastique laqué : ciao la dermato, c'en est fini de l'acné. 

Il n’y a aucun souci à se faire, il faut positiver : j’ai d’ailleurs depuis ma chambre un soleil radieux. Et mes jambes n'étaient plus tout à fait les miennes de toute façon. La pension que je vais palper me permettra de fuir en bonne conscience mes responsabilités. 

Je surfe sur internet depuis mon lit, je parcours eBay à la recherche de fers à repasser. Je suis donc disponible par mail, mais pas par chat : j'ai appris la dactylographie et vais avoir du temps recâbler mes réflexes sur les deux majeurs qui me restent, avec lesquels je vous salue.

 

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