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20 novembre 2005 7 20 /11 /novembre /2005 08:45







C'est beau, non ?

Moi je trouve ça beau.

Mais c'est justement cela qui est beau : le fait que l'on ne comprenne rien. Ces petits symboles abstraits, jetés comme une énigme sur le tableau noir. Je revois le professeur de mathématiques, une femme sévère d'une cinquantaine d'années, le front immobile et les cheveux gris, rigide comme sa discipline, inscrire consciencieusement d'une écriture droite, rectiligne et parfaite, en raclant la craie avec application. Aujourd'hui la tendance est inversée : on utilise des feutres puant la térébenthine sur des tableaux blancs. C'est plus propre. Donc c'est mieux. Moi je regrette le crissement de la craie qui s'effrite sur le tableau. Je regrette son parfum poussiéreux et sa poudre sur mes doigts. Je vois mes élèves et je regrette mon enfance.

C'est en fait très simple vous savez. C'est l'expression de la continuité d'une fonction f. Cela signifie que partout sur la courbe, s'il y a un écart très petit entre les coordonnées de départ x et y en abscisse, il y aura un écart infime également dans leur image f(x) et f(y), les coordonnées d'arrivée en ordonnées. La courbe n'a pas de saut brusque. Aucun trou. Comme une vie monotone et bien réglée.

C'est sans doute la difficulté qui m'a intéressée, ce que vous disiez tout à l'heure, c'est incompréhensible à première vue et sans explication, ne serait-ce que pour savoir comment prononcer les symboles : du chinois. J'avais toujours été attiré par les jeux logiques, dont il fallait manier les hypothèses comme des pièces d'un puzzle à plusieurs dimensions pour les emboîter en solutions. J'étais donc bien préparé à l'abstraction mathématique. Pourtant, c'est véritablement l'alphabet grec parsemé de signes mystérieux qui m'a fasciné. J'imagine que Champollion et ses prédécesseurs ont ressenti la même excitation devant les hiéroglyphes. A ceci près que j'avançais dans le terrain parfaitement balisé des théorèmes établis, j'étais déjà à l'époque loin d'être le premier de ma classe : comprendre ces raisonnements avec les explications des enseignants n'avait rien d'extraordinaire. Je travaillais beaucoup, j'étais ce que les professeurs appelaient un élève besogneux. J'obtenais ce que l'on pouvait considérer comme des bonnes notes : des 13, des 14. Exceptionnellement des 15. D'autres excellaient, d'autres réussissaient moins bien en travaillant autant ou moins. Je me situais dans la tranche des élèves moyens, et je maintenais la tête hors de l'eau grâce à ma ténacité butée. Je n'avais pas l'esprit de compétition, la rivalité teigneuse qui régnait dans le cercle arrogant des premiers de la classe me dégoûtait, sans doute par conviction plus ou moins consciente que je ne pouvais pas rivaliser. "Reconnaître ses faiblesses est une force." J'avais lu cette phrase dans un roman, ou entendu dans un film, je ne me souviens plus. Je l'avais très tôt mise en pratique en tout cas, pour me " sentir fort ", mais je n'étais pas vraiment dupe et je ruminais en pensant à ces garçons et filles supérieurs. Enfin, un peu. A l'époque je m'étais convaincu qu'ils se chamaillaient pour des broutilles, là où moi, je vivais dans une paix relative. Ce qui était vrai : mon travail consistait en une compétition avec moi-même, je visais des notes plus modestes que je parvenais à atteindre, sans me préoccuper de celles des autres. Mes relations avec des enfants plus simples étaient plus simples. Mes parents ne me faisaient aucune remarque, ce qui signifiait qu'ils étaient satisfaits.

Mon père était chef d'une entreprise de négoce de pierres précieuses : un homme dynamique, qui klaxonnait au moindre ralentissement, qui aimait l'action et le stress. Etre dans le jus comme il disait. Ma mère n'avait, quant à elle, jamais vraiment travaillé, si ce n'est peut-être avant de se marier. Elle était femme au foyer et s'occupait de la maison, de ma sœur et moi, ce qui constituait en soi un véritable emploi. Elle souriait toujours, d'un sourire triste. Ils menaient une vie sociale assez développée et possédaient un réseau de connaissances utiles. Ils multipliaient les dîners, qu'ils soient mondains ou entre copains, et partout, chez nous ou ailleurs, les invités avaient réussi autour de la table. J'avais donc été très tôt éduqué dans l'idée précise de la réussite : parler d'une voix forte, apprécier la bonne chair et le bon vin, mener des hommes et gagner de l'argent. Enfant, si j'avais quelques capacités de logique, je ne me représentais absolument pas en quoi consistait le travail de mon père, où il s'absentait toute la journée, entre son départ trop tôt le matin et son retour trop tard le soir. Je suis resté perplexe quand j'ai appris qu'il s'agissait d'acheter pour revendre ; d'autant plus lorsque j'ai compris la finalité de son travail, gagner de l'argent : à quoi bon, puisque nous en avions déjà tant ? Je vous l'ai dit : je regrette mon enfance, son innocence et son insouciance. C'était si simple.

L'image du succès essentiellement social que m'imposaient mes parents créait évidemment une certaine pression. L'entreprise de mon père étant familiale, il eût été de bon ton que j'y rentre. Je me sentais en décalage, porté vers des domaines plutôt intellectuels dans une ambiance résolument matérialiste. Mon but à moi, c'était de faire progresser l'humanité. Rien de moins. Oui, cela vous fait sourire et moi aussi à présent ; c'est amusant de se rappeler comment je la prononçais, cette phrase, quand j'étais môme : en déroulant chaque syllabe, avec l'application farouche d'un enfant qui ordonne ses petites affaires neuves dans son cartable le jour de la rentrée. Et cela sonnait comme un reproche pour mon père : je voulais, moi, faire quelque chose de vraiment utile, non pas seulement pour le noyau réduit d'une famille, mais pour tous. J'avais l'idéalisme d'un génie. J'ai habitué très tôt mes parents à l'idée que je n'étais pas l'héritier qu'ils recherchaient et qu'ils ne pouvaient pas compter sur moi pour reprendre le flambeau. J'en éprouvais un certain malaise ; pourtant ils ne s'en formalisaient pas du tout et m'encouragèrent même le moment venu à persévérer dans la voie scientifique. D'une part, elle n'était pas incompatible avec la réussite : après tout, les principaux grands dirigeants sortaient de Polytechnique ; d'autre part, mes parents étaient fiers de moi, sans qu'ils ne me l'aient jamais ouvertement dit - ce n'était pas le genre de choses qui se disait à la maison : fiers d'une décision prenant à contre-pied les traditions familiales, fiers parce que j'étais l'exception, le scientifique de la famille comme ils le répétaient à tous d'un ton faussement moqueur. Et ils savaient que j'allais réussir.

J'ai rapidement échoué en classe préparatoire : arrivé au bac, j'étais déjà au maximum de mes capacités de travail et je n'ai pas supporté l'accélération. Les cours trop théoriques s'enchaînaient à un rythme trop effréné. Je n'étais pas mauvais en dessin industriel, mais c'était une matière extrêmement mineure. Les professeurs intraitables s'acharnaient sur les faibles, et donc sur moi. J'étais un boxeur acculé, à bout de souffle et débordé par un déluge de coups. Quand ma sœur et moi étions plus jeunes, mes parents avaient tenté de nous faire pratiquer l'équitation. J'étais si effrayé de perdre le contrôle, tout en haut perché sur la selle, j'avais si peur de tomber que je me jetais moi-même du cheval pour maîtriser la chute ; et pour justifier mon échec, aux yeux du monde comme aux miens. J'ai reproduit alors ce schéma : j'ai complètement cessé de travailler. Ma chute a duré un an, un an classé dernier. J'étais tétanisé en cours et à la maison ; pourtant mes parents, eux, et contre toute attente, ne s'acharnaient pas sur moi. J'avais en fait jusque-là une vision d'eux plus sévères et moins tolérants qu'ils ne l'étaient réellement. Ils étaient cependant déçus évidemment.
L'année suivante, je suis rentré à l'université, ce qui était un échec cuisant pour toute personne issue de prépa. Cela sonnait le glas pour toutes les écoles prestigieuses, pour le titre même d'ingénieur. C'était une délivrance. La Faculté était plus facile et laissait le temps de travailler à ceux qui le voulaient. Je me suis épanoui dans les mathématiques et la physique, sans que la blessure ne cicatrise vraiment : j'avais emprunté un affluent secondaire tandis que le vrai fleuve, au courant plus fort, sur lequel se battaient les vrais participants, coulait au loin et hors de vue. Cette sensation de passer à côté était diffuse, d'autant que j'évitais soigneusement d'y penser. Je fumais du hash, sans être accroc. Je lisais beaucoup, je jouais au tarot. Je flirtais, j'allais boire du vin chaud avec une bande de copains dans le quartier Saint Germain. J'étais taciturne et détendu. Les années passèrent tranquillement et, rétrospectivement, c'est peut-être la période la plus heureuse de ma vie : la plus calme et la plus douce. Mes parents avaient repris confiance en mes capacités, moi aussi du reste, et je me suis orienté vers l'astrophysique. Peu de personnes choisissaient cette filière, il y avait moins de concurrence, et le domaine m'intéressait depuis mon plus jeune âge, quand mon père nous lisait le dimanche après-midi, à ma sœur et moi, les livres d'Hubert Reeves en imitant son accent canadien. "L'univers est comme un pudding aux raisins." Cela embêtait Marie mais cela me passionnait. Ce choix était une sorte de remerciement pour ces trésors d'enfance. J'avais en plus l'impression stupide, grâce à la nature de l'astrophysique, l'étude d'un univers vaste et sans limite, de planer intellectuellement au-dessus des autres physiciens qui avaient choisi des domaines plus terre-à-terre.

J'ai poursuivi en thèse au SAP du CEA de Saclay pendant trois ans. Mon sujet s'intitulait Recherche d'effets d'irradiation par les rayons X dans les halos interstellaires denses. Il fallait compulser des articles, synthétiser, innover, faire preuve de créativité, voyager partout dans le monde pour assister à des séminaires, s'acquitter de tâches administratives, s'investir dans le fonctionnement universitaire, enseigner, et bien sûr, publier des résultats : une bonne thèse de doctorat est précédée d'une dizaine d'articles soumis et acceptés par un comité d'experts. Je faisais un chercheur médiocre : je m'acquittais de toutes les besognes sauf de la recherche elle-même. Je ne trouvais pas. Très peu encadré par un maître de thèse absent, je contemplais les symboles et les courbes avec hébétude, comme quelqu'un désirant écrire alors que toute inspiration le quittait dès lors qu'il s'asseyait devant la page blanche. Il est facile de lire mais plus difficile d'écrire. Pour moi, cela relevait presque de l'impossible. En conséquence, j'arrivais tard au laboratoire, juste à temps pour déjeuner, et je partais tôt. Je parvenais de-ci de-là à greffer mon nom sur une liste d'auteurs publiant des articles communs. Il ne faut cependant pas croire que je vivais cela bien : j'étais frappé du syndrome de l'imposteur, un flottement vertigineux qui se muait en une véritable angoisse, celle d'être découvert et jeté dehors. La situation devait changer.
Encore une fois je me trompais, je compris à la longue que ma thèse se déroulait de manière parfaitement normale : la majorité des autres doctorants s'enlisaient comme moi en s'engageant dans des voies stériles, tandis qu'une minorité pratiquait de réelles avancées. L'angoisse s'est progressivement estompée, par la force de l'habitude, et avec elle ma lutte intérieure contre le système. Je me suis fondu dans la masse. Au bout des trois ans, j'ai soutenu mon doctorat pour obtenir le diplôme avec une mention passable.

Mes parents ? A cette époque, j'allais déjeuner chez eux tous les dimanches. Mon père pressait de questions fébriles le scientifique de la famille pour obtenir des réponses ésotériques, tandis que ma mère souriait tristement à son génie de fils. Je répondais de manière mesurée, je n'ai jamais été très doué pour la comédie. Ils ont un temps fait semblant d'ignorer mon absence de motivation réelle. Cependant les silences étaient de plus en plus pesants, comme les nuages menaçants d'un orage qui n'éclatait pas. Ces déjeuners m'épuisaient, j'en ressortais vidé. Sonia rechignait à m'accompagner et les visites se sont espacées. Je le regrette aujourd'hui. Tous ces non-dits. D'un commun accord tacite, nous avons progressivement évité le sujet sans en trouver d'autres pour autant : les vides béaient dans la conversation, nous mangions dans un silence embarrassé où cliquetait l'argenterie. L'orage n'éclatait pas mais la chaleur moite qui l'accompagne était devenue insupportable. La lueur d'admiration que j'avais toujours lue dans le regard de mes parents a pâli puis s'est éteinte. Leurs ambitions pour moi sont finalement mortes, longtemps après les miennes, lorsque j'ai accepté le poste de maître de conférence en mathématiques appliquées à l'université d'Orsay. Cela fait dix ans maintenant.
Je suis plutôt un bon enseignant, minutieux et appliqué. Je ne pense pas être suffisamment investi ni même charismatique pour déclencher des vocations, mais, sans fausse modestie, je peux prétendre faire bien mon travail : même si le programme établi ne change pas, je prépare mes cours, peaufine mes polycopiés pour les rendre plus didactiques. Je prends le temps de corriger point par point les copies. Bref, je me consacre vraiment à mon travail, je n'arrive pas en cours les mains dans les poches comme certains. Je suis une fourmi parmi les autres qui participe consciencieusement à la vie de la fourmilière. Malheureusement en France, le métier de l'enseignement n'est pas dissocié de celui de la recherche qui détermine l'avancement : je ne publie plus ou très peu, ce qui limite drastiquement ma carrière. J'ai cependant trouvé le rythme qui me convient, je connais parfois des moments de joie. La diversité des élèves, année après année, pallie la répétitivité inhérente à cette fonction. Ma carrière, ou mon absence de carrière selon l'idée que l'on s'en fait, ne me rend pas malheureux.

J'ai rencontré Sonia lors d'une réception chez ma sœur. J'étais au milieu de ma deuxième année de thèse. Je rechignais toujours à aller à ces soirées, je rencontrais systématiquement les mêmes têtes sans connaître personne : je glissais sur sa cinquantaine d'amis sans avoir de prise. Je redemandais à chaque fois les prénoms, et vice-versa. Nous étions issus de milieux socioprofessionnels différents, Marie, elle, était devenue avocate, senior partner dans un grand cabinet américain. Elle était ambitieuse et adorait son métier, grimpait rapidement les échelons. Elle était déjà mariée. Contre toute attente, elle a toujours incarné beaucoup plus que moi les ambitions familiales. Contre toute attente pour la simple et bonne raison qu'elle est une femme, et malgré la modernité de mes parents, malgré l'évolution du modèle social, et même malgré la réussite de ma sœur, ils n'ont jamais pu se départir de l'image millénaire et tribale du rôle de la femme : celle qui élève la progéniture pendant que l'homme dirige. Marie et moi avions pris très tôt des virages différents jusque dans nos personnalités ; nous nous contentions d'une politesse distante mais attentionnée.
À l'époque j'étais célibataire. Je vivais une période difficile ponctuée de relations éclair, d'espoirs et de déceptions : ce n'était pas facile. À vrai dire, cela n'a jamais été facile avec les femmes. J'ai donc fait un effort.
Mariage, cocktail, séminaire ou autre, l'homme seul, qu'il soit du clan des timides ou des dragueurs, balaie la foule et repère sa ou ses cibles, évalue froidement en pesant et mesurant les attributs d'une femelle en tant qu'objet, comme disait Kundera dans un de ses romans, je ne sais plus lequel exactement. L'immortalité peut-être. Ou Le livre du rire et de l'oubli. Bref, tout cela s'opère naturellement et surtout, j'insiste, indépendamment du respect qu'il accordera à la femme en tant que personne s'il parvient effectivement à nouer le contact. Il identifie ainsi les deux ou trois femmes, rarement plus, qui l'intéressent. Le dragueur attaquera.
J'ai tout de suite repéré Sonia comme étant la seule et l'unique. Une sorte de coup de foudre comme j'en avais souvent, et donc dangereux. Je l'ai également tout de suite repérée comme quelqu'un qui ne me repèrerait jamais. Elle était absolument magnifique, habillée avec goût et originalité. Avec classe. Elle menait une discussion volubile et animée, en agitant les bras, entourée d'une meute de beaux gosses attentifs, visiblement intéressés. Sonia peut être captivante quand elle veut. Elle fumait en parlant, les lèvres cramponnées au filtre. Elle aspirait profondément pour expirer profondément : elle respirait à travers la cigarette comme un plongeur dans son tuba. Apparemment seule, elle arborait la décontraction d'une femme sexuellement épanouie, là où, de mon côté, la frustration me gagnait. Elle n'aurait donc rien eu à faire avec moi. Elle recherchait nécessairement autre chose.
Lorsque je l'ai aperçue, je n'ai pas eu ce regard de chasseur que je viens de vous décrire. Non, je me suis avant tout arrêté à ses yeux. Bleu. Ce mot s'est déployé dans mon crâne pour prendre toute la place. Je discutais poliment avec un inconnu sur un sujet viril, les sociétés prometteuses en Bourse, les résultats sportifs de L'Equipe du jour ou le dernier modèle Opel. J'ai perdu le fil, je me suis excusé et l'ai laissé. En partant j'ai recroisé le regard incroyable de Sonia et mon cœur s'est à nouveau serré. Ses yeux sont outremer, très durs, comme deux saphirs. Elle m'a regardé à son tour. J'ai su plus tard qu'elle m'avait effectivement vu, j'ai cru sur le moment qu'elle m'avait transpercé pour fixer quelqu'un ou quelque chose d'autre. Je me suis vite détourné pour aller me resservir au buffet : cela ne sert à rien de se faire du mal.
J'allais et venais, je discutaillais avec les uns et les autres, et je passais une soirée exécrable : malgré la volonté de me préserver, je ne pouvais m'empêcher de la lorgner, comme on pioche sans réfléchir dans une soucoupe de pistaches alors que l'on suit un régime. Je la picorais des yeux. Chaque regard recomposait une pièce différente du puzzle, les taches de rousseurs qui parsèment ses épaules nues, le petit geste précis avec lequel elle joue d'une mèche de cheveux, son rire entier... Elle était irrésistible. Magnétisé est le bon terme, chaque molécule de mon être se tendait naturellement vers elle, attiré par un aimant, c'était un besoin essentiel et douloureux relevant de la chimie de mon organisme. L'amour se ressent avant tout dans le corps. Son regard se posait souvent sur moi et m'étudiait intensément, je le sentais me brûler même lorsque je lui tournais le dos, de la même manière qu'un aveugle sait quand il marche au soleil. C'est simple, mon ombre virait au bleu. D'accord, j'exagère mais c'est pour vous illustrer l'état de transe qu'elle provoquait. Je me persuadais que je me trompais sur la direction de son attention, que je prenais, une fois de plus, mes désirs pour des réalités en interprétant mal les signaux. Cela justifiait confortablement ma retenue et mon inaction. Aller vers elle et lui parler aurait été trop... Je ne sais pas. Incongru ? Incongru. Je n'étais pas prêt, pas prêt pour elle et tout ce qu'elle augurait de déceptions. Au contraire, je l'évitais soigneusement, ce qui me torturait : je me jetais à nouveau de mon cheval.

C'est elle qui est venue à moi.

Excusez-moi.

Vous voyez, quand je me souviens de cette première rencontre, cela me remue malgré tout. Même aujourd'hui.

Elle s'est avancée vers le buffet où je campais position, la tête droite, la poitrine en avant comme tirée par ses seins. Elle foulait le sol en conquérante sûre de vaincre. Elle marche toujours comme cela. Naturellement. Elle se sait très belle. J'ai dû baisser les yeux instinctivement, une sorte de réflexe de sauvegarde pour ne pas me noyer dans les siens qui me fixaient si intensément, si durement, cette fois-ci il n'y avait aucun doute, elle me visait. Je me souviens de ses chaussures incroyables. Pour moi - et j'avais eu au préalable l'occasion de vérifier cette théorie - c'était l'élément vestimentaire qui révélait le plus d'informations sur la psychologie d'une femme. Peut-être sur celle d'un homme aussi, quoi que j'aie des doutes, mais je n'y ai jamais prêté attention. Évidemment il y a des exceptions, mais de manière générale, des mocassins foncés, étroits et vernis ne laissent pas supposer un tempérament passionné ; des talons aiguilles rouges sont plus prometteurs. Ce soir-là, Sonia portait des chaussures noires extrêmement épaisses, lourdes comme des sabots, à talons très hauts et très larges, pourvues de lanières de cuir noir croisées sur ses chevilles et s'enroulant le long de  ses mollets. Cela m'évoquait une femme solidement ancrée dans le sol, terre-à-terre et concrète, au caractère bien trempé et presque brutal, ostensiblement portée sur le sexe. J'avais tout bon. J'ai par la suite raffiné la première impression qui ne laisse jamais présager l'infinie complexité d'une personne. Elle s'est arrêtée à côté de moi, a fait mine de chercher quelque chose à grignoter ; au bout de quelques secondes, comme si elle en avait eu assez des faux-semblants, elle a pivoté pour me faire face de tout son corps, d'un mouvement impatient. Sonia a très peu de patience. Elle m'a dévisagé avec une telle fixité, une telle agressivité ! J'ai cru qu'elle allait se jeter sur moi, mais je ne savais pas si c'était pour m'embrasser avec passion ou me tabasser de toutes ses forces. Elle vibrait d'une violence contenue. J'étais un enfant, tétanisé, je transpirais des aiguilles et une seule pensée, un seul concept ravageait toute ma capacité de réaction : bleu. Elle engagea la conversation. Elle était journaliste reporter, elle avait l'habitude d'aller au-devant des autres. Au contact. Je parlais d'astrophysique, pour une fois avec animation. Toute spécialité possède son jargon technique ; le mien était finalement assez simple, composé de noms connus du grand public, et sonnait presque de manière poétique malgré son orientation scientifique. Elle était charmée et me criblait de questions. Elle menait la danse : j'étais porté par son enthousiasme et sa force de vie. C'est exactement ce qu'il me fallait, quelqu'un qui prenne l'initiative. Je me suis laissé guider. J'ai méme retrouvé à ce moment de l'enthousiasme pour ma thèse. Je parlais de moi, l'interrogeais à mon tour et elle me parlait d'elle. Je jetais des coups d'oeil inquiets à tous les beaux gosses célibataires qui me considéraient avec curiosité et défi, qu'est-ce qu'elle peut bien lui trouver. Je me posais la même question. Je me suis même demandé s'il s'agissait d'une stratégie pour se débarrasser d'eux. Ce n'était pas le cas. Nous avons discuté rivés l'un à l'autre jusqu'à la fin de la soirée, mes yeux perdus dans ses yeux si bleus, bleus, bleus. Je ne me suis pas aperçu du départ des invités, nous sommes partis parmi les derniers.
Sonia a l'habitude de se servir, de prendre ce dont elle a envie quand elle en a envie. Elle eut envie de moi. Elle m'eut. C'était la première fois que je couchais dès le premier soir, et à l'initiative de la femme.

Je ne m'étais jamais considéré comme un mauvais amant mais je manquais d'éléments de comparaison. Tout ce que l'on peut en dire est ce qu'une femme vous répète quand elle évoque ces ex. J'avais toujours évité le sujet, je vous l'ai dit, je n'aime pas la compétition. Et je ne pose jamais de questions dont je n'aimerais pas avoir la réponse. Malgré tout, les échos de mes copines avaient jusque-là été relativement positifs. Je pense que ma qualité première sur ce plan réside dans mon altruisme. Tous ces hommes un peu machos et égocentriques font en fait de piètres amants car ils se préoccupent essentiellement de leur plaisir. Leurs corps d'athlètes, leurs sourires de velours sont autant de promesses non tenues. Égocentrique, je ne le suis pas pour un sou. Ma propre jouissance passe avant tout par celle de l'autre, ce qui se fait, comme la galanterie, de plus en plus rare. Je ne fais que répéter ce qu'elles me disaient, et je suis loin de tenir cela pour une vérité universelle : je parle comme un bourreau des cœurs mais ces filles n'étaient pas si nombreuses, loin de là, et pouvaient être mal tombées. La cause essentielle de mes ruptures était mon romantisme. Enfin... entre autres. J'aurai peut-être l'occasion d'en reparler.
Toujours est-il, Sonia m'a la première nuit conforté dans ma virilité. C'était... bien. Génial. Voilà. Je ne vois pas la nécessité de développer dans ce premier rendez-vous, vous conviendrez que les détails sont inutiles. Pour résumer, je ne m'étais vraiment pas trompé sur l'analyse de ses chaussures. Je doutais cependant de sa sincérité : échaudé par des échecs répétés je n'osais pas y croire et m'imaginais pour elle l'escapade d'un soir. Elle m'a rappelé le lendemain. Elle. Incroyable. Et le surlendemain. Elle. Et le surlendemain...
J'étais excité, je faisais des efforts pour aligner mon dynamisme sur le sien, je déployais des trésors d'imagination pour la surprendre, à la ville comme au lit. Sonia a une volonté hors norme, un tempérament explosif. Nous sortions beaucoup, nous discutions beaucoup, nous faisions sans arrêt l'amour. Cela a été une période très intense et passionnée. J'aurai connu cela. Mes précédentes amies avaient été plutôt passives, Sonia était, est, une femme très offensive. L'énergie sexuelle qu'elle irradie, qu'elle porte sur son visage, qu'elle affiche en gonflant sa poitrine, ne constitue qu'un pan de son agressivité. Sonia est très agressive. Discuter, travailler, faire l'amour... Tout est une joute. J'adorais cela. Cette relation me rassérénait dans la prise de conscience que mes précédents échecs n'étaient peut-être pas de mon fait. Dans un couple, il faut être deux.
Je devenais très amoureux et donc très inquiet : je traversais mon syndrome de l'imposteur et je craignais qu'elle ne comprenne que je n'étais pas à la hauteur. Je ne m'étais pas jeté du cheval et il s'était emballé. Le galop était grisant mais trop rapide pour moi, j'avais peur d'être désarçonné : je m'attendais à ce qu'elle me quitte d'un jour à l'autre, aussi rapidement et inexplicablement qu'elle m'avait choisi. La chute était inéluctable et allait me faire très, très mal. Nous nous sommes mariés l'été suivant. L'organisation a animé quelque temps les déjeuners dominicaux. Sonia, étant très belle, avait immédiatement plu. La cérémonie a été simple, la fête sympathique, en petit comité : la famille proche et quelques amis - essentiellement ceux de Sonia, ma vie sociale se restreignait à des collègues de labo. Cela nous convenait, nous ne voulions pas d'un mariage en grandes pompes, en dépit de la pression de tous les parents. Malgré son apparente sophistication, Sonia est quelqu'un de simple et de pragmatique. La première impression est souvent la bonne. "Mal dégrossie" me glissait parfois mon père, avec qui elle ne s'entendait pas et s'accrochait de temps en temps : ils avaient trop de points communs.

Non.

Non.

Nous ne faisons plus l'amour : elle rentre fatiguée du travail. Elle a des migraines. Cela fait un an qu'elle a des migraines. Je n'ai rien dit ou fait de spécial. Parfois, quand je la frôle ou la caresse, je crois percevoir un frémissement de dégoût : elle semble réfréner une réaction épidermique. Nous nous disputons sur tout et sur rien, sur les moindres détails, les courses non faites, la programmation d'une sortie, la cuisson d'un plat, le choix d'un cadeau d'anniversaire... Et en particulier sur l'éducation d'Arnaud. Qu'est-ce que cela peut faire s'il mange une pomme après s'être brossé les dents ? Est-ce que cela fera de lui un délinquant ? C'est un exemple parmi d'autres. Tant d'autres. Sonia s'énerve tout de suite, d'un énervement venimeux, et j'abandonne la partie. Je ne devrais pas, mais je n'aime pas les conflits stériles. Je joue de plus en plus aux échecs, j'ai acheté un jeu électronique, avec de vraies pièces que l'on bouge sur un plateau. L'ordinateur a seize niveaux ; pour l'instant je le bats jusqu'au quatrième.

Il a six ans. Après deux ans de mariage, la période d'intense passion avait achevé de se consumer. La passion flamboyante n'a généralement qu'un temps, des personnes réelles n'ont jamais le tempérament des personnages de Dostoïevski. Notre relation s'était enlisée dans quelque chose de plus doux, de plus tranquille et de plus tendre. Cela me convenait mieux. Notre entourage nous posait régulièrement la sempiternelle question "Alors, c'est pour quand ?", nous avons donc eu un enfant. Nous en avons à peine parlé : je lui ai simplement proposé, elle a accepté. A posteriori, la rapidité avec laquelle nous avons adopté cette décision, sans discussion de fond mais avec l'urgence d'un départ à l'impromptu au cinéma quelques minutes avant le début de la séance, témoigne d'un malaise : subconsciemment, je suppose que nous pressentions déjà une fêlure ; c'était une tentative pour consolider un édifice qui se fragilisait. Pourtant tout allait apparemment bien entre nous, je ne pouvais mettre de mots sur le malaise diffus qui planait. Sur le principe, c'était une erreur, une erreur classique, un couple n'assoit pas une relation avec un enfant : au contraire, cela l'oblige moralement à rester sur la glace tandis qu'elle continue, malgré la diversion, à se fissurer. D'ailleurs nous n'en avons jamais eu d'autre. Je ne dis pas cela pour Arnaud, il est vraiment extra, mignon ; il a beaucoup d'imagination et d'humour, il est espiègle, malin comme un singe, il a la tête dans les étoiles, comme moi (il fait de ces choses avec ses légos !), il a le tempérament de sa mère mais il est foncièrement gentil. Il réussira. Je l'aime, j'aime jouer avec lui. Je ne regrette rien grâce à lui. Je retrouve mon enfance à travers lui, il est mon oasis de fraîcheur. Sonia m'accuse souvent de me comporter en gamin, en particulier en copain auprès de lui, où je devrais assumer mon rôle de père. Assumer est un mot qui revient souvent dans ses reproches. Elle a probablement raison. Mais elle est si rigide qu'elle endosse à elle seule le rôle des deux parents.

C'est difficile... Je ne peux pas vraiment dire exactement quand la situation s'est dégradée. Lorsqu'on emprunte un sentier à très faible déclivité, la sensation de descente est imperceptible et la dénivellation ne se mesure qu'à l'arrivée, en se retournant. Sonia et moi avons toujours fixé le sol. Il est aujourd'hui plus difficile d'ignorer le fossé qui nous sépare ; si je suis ici, c'est pour tenter de... Je ne sais pas. Me retourner. Je ne sais pas ce que je peux en attendre.
À l'origine, nous avions été mutuellement attirés par nos différences, de caractères comme de modes de vie. L'adage stipule que les opposés s'attirent. Certes, mais pour combien de temps ? Je m'étonne souvent lorsque je vois des couples très unis ; étonné par la ressemblance de l'homme et de la femme, qui ne se réduit pas à un mimétisme de comportements ou d'expressions mais à une réelle ressemblance physique de frère et sœur ; comme s'il s'agissait de deux fonctions mathématiques convergeant vers la même limite, un seul être fusionné, encore divisé. Deux galets identiques car la marée quotidienne les a érodés et polis. Sonia et moi n'avons pas changé. Précisément. Nos oppositions qui constituaient le sel de notre relation ne se sont pas creusées, non, même si mon apathie chronique s'est accentuée, si son visage dur s'est durci. La marée nous a battus mais nos divergences, au lieu de s'aplanir, sont à la longue devenues des aspérités irritantes, sur lesquelles nous crissons l'un l'autre. Son agressivité me fatigue. Sonia me fatigue. Elle est fatigante. Ma nonchalance l'exaspère. J'ai toujours eu une sorte de nonchalance. Elle s'énerve, le son de ma voix seul suffit parfois à lui faire plisser les yeux. Le quotidien nous mine. La mort de ma mère nous a rapprochés, Sonia m'a vraiment soutenu et j'ai cru, à travers ma douleur, que nous pourrions prendre un nouveau départ après cette épreuve. Cela fera quatre ans mardi prochain. Enfin pas demain mais le suivant. J'ai également tenté à cette occasion de me rapprocher de mon père, très affecté par ce décès, comme nous tous, malgré son inéluctabilité : le foie était touché depuis trop longtemps, l'alcool avait tout rongé. Nous n'en avions jamais parlé. Un non-dit de plus. J'ai voulu franchir le mur qui nous séparait, lui et moi, depuis mon enfance si l'on y réfléchit bien, percer l'abcès pour déverser les mots. À l'enterrement, il m'a fixé à travers ses lunettes trop grandes d'un regard pâle et fixe d'aveugle. J'ai alors compris que ce mur, à présent si haut, infranchissable, c'était moi seul qui l'avais érigé. Pour me protéger de cette bienveillance gluante de pitié qui n'était en fait qu'amour parental. Il a eu ce sourire triste et silencieux. Il est reparti en voiture avec ma sœur et son mari.

Je m'attendais à ce que vous me posiez cette question. J'avais préparé la réponse, et... Maintenant que vous me la posez, je... Oui. Non. Je ne sais pas. Il ne sert à rien de préparer, si je devais retenir une leçon de ma vie, c'est bien cela : les événements ne se déroulent jamais comme prévus. Je ressens un attachement viscéral pour elle, c'est certain, même si le lien magnétique qui unissait ma peau à la sienne s'est distendu. J'aimerais parfois effacer l'ardoise pour tout recommencer à zéro, avec un souffle nouveau. Parfois encore mon corps et ma mémoire semblent être physiquement projetés dans le passé, le soir de notre rencontre, je la regarde et la découvre, mon cœur se sert, se sert comme la première fois. Et je l'aime. Mon Dieu je l'aime. Le présent me rattrape bien vite, avec sa migraine. Serions-nous capables de ne pas reproduire les mêmes erreurs ? De changer ? J'ai effectué quelques tentatives de discussions ; des tentatives d'autant plus faibles et vaines qu'elles se sont immédiatement heurtées à son agacement haineux. Il est trop tard. Ce qui a été a été.

Non, je ne l'aime plus.

Non, je ne me vois pas la quitter. Non, pas seulement à cause d'Arnaud, mais pour la simple raison que je ne me crois pas capable de vivre seul. Ceux qui prétendent qu'il vaut mieux être seul que mal accompagné sont des célibataires établis et endurcis ou des conseilleurs heureux en ménage que la question ne concerne absolument pas. Il vaut mieux ne pas être seul. C'est l'unique vérité. J'ai quitté le domicile parental pour m'installer avec elle. Je ne sais pas vivre seul. Sans elle. Sans ma femme. Sans Sonia.

Bien sûr que je l'aime.



Je l'aime à la folie.














Je l'aime.
















Je me déteste.

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commentaires

S
J'applaudis. Ce texte traite d'un bon nombre de sujets passionants avec une justesse impressionante. La haine de soi, la chute... La fascination des alphabets... <br /> <br /> Le rythme est classique, mais irreprochable.<br /> <br /> Bravo.
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Qui suis-je ?

"J'étais celui qui avait plusieurs visages. Pendant les réunions, j'étais sérieux, enthousiaste et convaincu ; désinvolte et taquin en compagnie des copains ; laborieusement cynique et sophistiqué avec Marketa ; et quand j'étais seul (quand je pensais à Marketa), j'étais humble et troublé comme un collégien. Ce dernier visage était-il le vrai ? Non. Tous étaient vrais : je n'avais pas, à l'instar des hypocrites, un visage authentique et d'autres faux. J'avais plusieurs visages parce que j'étais jeune et que je ne savais pas moi-même qui j'étais et qui je voulais être."

Milan Kundera, La plaisanterie



"Si tu étais une particule, tu serais un électron : tu es petit et négatif."


Grégory Olocco



"Tu es un petit être contrefait simplement réduit à ses fonctions vitales."


Vincent Méli