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13 août 2005 6 13 /08 /août /2005 23:00
Je demeure interdit. Un petit vieillard recroquevillé sur un siège démesuré tourne lentement sa tête tremblotante vers moi. Plus un cheveu sur le caillou, le regard fixe et un peu trouble derrière deux culs de bouteilles ; la peau fripée d’un abat-jour distendu sur une silhouette frêle, la mâchoire mâchonnant des mots silencieux ; un costume grisâtre élimé, une cravate portée sous un pull miteux.
Ses yeux cherchent mais ne me reconnaissent pas. Il tend la main vers moi afin que je l’aide à sortir.

Il se fout vraiment de ma gueule.

Une alarme sonne dans ma poche, c’est mon Palm Pilot. Putain, il est 19h30, je suis à la bourre. A cause de Papy Connard. Ce soir avec l’autre Twingo c’est un vrai jeu des sept familles. J’hésite. En retard pour en retard, je peux bien prendre cinq minutes pour délatter un vieux. Je pose délicatement la batte par terre, je n’en aurai pas besoin, et saisis fermement la main tendue.

[J’autocensure ici une scène d’une violence inouïe.]

Mon jean et ma chemise sont maculés d’un rouge profond et gluant : son sang m’a entièrement éclaboussé. Je suis épuisé et haletant, je peine à reprendre mon souffle. Je regarde mes mains, horrifié. Putain je m’en suis vraiment foutu partout.
Les doigts écartés, une moue dégoûtée collée au visage, je cherche des yeux quelque chose qui pourrait m’aider. En vain ; je m’essuie donc les mains contre le costume du vioc qui gît la gueule encastrée dans le volant. Il n’a pas l’air bien bien frais. Je remarque la pochette de soie blanche dans sa veste. Je me sers, torche rapidement mes doigts, frotte tant bien que mal mon jean et re-fourre en boule l’étoffe à sa place. Je ramasse la batte et juste pour le plaisir donne un gros coup dans l’aile de la Velsatis. Une détonation me fait sursauter : l’air bag écrase Papy dans un bruit de lunettes brisées, un craquement sec résonne sous la ceinture raidie.

Putain ça surprend.

Je fais volte-face, avance vers ma voiture, les jambes cotonneuses : il y a longtemps que je ne me suis pas défoulé comme cela. Je regarde ma montre, il est 19h50. Les choses prennent toujours plus de temps qu’on ne le pense. Tant pis, je n’irai pas à mon rendez-vous, tout ça m’a lessivé. Je redémarre paisiblement, traverse les quais pour retourner à Neuilly.
Je repense à la raclée : Papy Connard n’a rien pu faire pour se défendre, n’a même pas eu la force de crier. C’est quand même moche de vieillir.

Epilogue

La tension dans mes épaules s’est complètement évanouie ; mes muscles sont aussi mous que des carembars au soleil. J’ai mis sur France Musique une mélodie classique assez chiante que je peux ignorer. Je suis aussi calme et détendu qu’après l’amour. Un sourire béat flotte sur mes lèvres : la vie est belle.

Au feu, je surprends dans la voiture à gauche une femme scrutant mon visage heureux : ce n’est pas si fréquent au volant. Nos regards se croisent. Elle est radieuse, la trentaine, bien coiffée, bien habillée, des étoiles plein les yeux. Le genre à te griffer le dos : j’adore. Je lui souris d’un sourire empli de gentillesse et de malice : charmeur. D’abord surprise, elle me sourit aussi, une rougeur éphémère glissant sur son visage. J’ouvre ma vitre, son sourire s’élargit, lèvres grenat sur des dents étincelantes ; elle se recoiffe avec un geste délicieusement féminin, ouvre son carreau également. Avant même de lui avoir parlé, je sais que c’est gagné, ce soir on va s’amuser.

Décidément, quelle bonne journée !

 
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Qui suis-je ?

"J'étais celui qui avait plusieurs visages. Pendant les réunions, j'étais sérieux, enthousiaste et convaincu ; désinvolte et taquin en compagnie des copains ; laborieusement cynique et sophistiqué avec Marketa ; et quand j'étais seul (quand je pensais à Marketa), j'étais humble et troublé comme un collégien. Ce dernier visage était-il le vrai ? Non. Tous étaient vrais : je n'avais pas, à l'instar des hypocrites, un visage authentique et d'autres faux. J'avais plusieurs visages parce que j'étais jeune et que je ne savais pas moi-même qui j'étais et qui je voulais être."

Milan Kundera, La plaisanterie



"Si tu étais une particule, tu serais un électron : tu es petit et négatif."


Grégory Olocco



"Tu es un petit être contrefait simplement réduit à ses fonctions vitales."


Vincent Méli