A dix mètres dans la nuit, quelques bonshommes sombres font des moulinets avec des bâtons lumineux comme les techniciens d'un porte-avions dans Top Gun.
Merde.
Ils m'intiment de me ranger derrière leur fourgonnette de la Police Nationale. Bref coup d'œil à l'horloge de bord, il est minuit vingt en ce dimanche matin. Accélération furieuse, course poursuite dans le Bois de Boulogne, entrée subite dans un parking et j'éteins les phares en me couchant sur mon siège ? Naaaaan.
J'obtempère et ouvre la vitre. Mon professeur de théâtre, nous avait raconté son moyen de parade dans ce type de situations : prendre un air idiot. Il est temps de mettre à l'épreuve mes talents d'acteur et de suivre son conseil : trouver l'état du personnage, duquel naît le jeu du comédien.
Un petit homme au crâne rond et rasé, les sourcils froncés, s'approche avec sa collègue replète, les sourcils froncés ; les deux, têtes baissées et regards hauts, pour adopter une mine encore plus autoritaire. A tâtons, je cherche l'expression adaptée : relâchement complet du visage, la bouche entre-ouverte de laquelle saille, coincée entre les dents de ma mâchoire prognathe, ma langue repliée. Joues flasques et regard hagard.
- Veuillez couper le contact Monsieur.
Se fondre dans la peau du personnage. Rechercher son état. Lâcher prise. Etre concret. Je coupe le contact.
- Veuillez s'il vous plaît nous présenter une pièce d'identité, votre permis de conduire, les papiers du véhicule et votre certificat d'assurance Monsieur.
Politesse sèche.
- Parce qu'un permis de conduire ce n'est pas une pièce d'identité peut-être, Connard ?
Mes lèvres immobiles ont intelligemment retenu cette réplique cinglante. Nerveusement, je fouille dans mes poches. En sors mon permis de conduire, mon passeport, la pochette contenant la carte grise et le certificat d'assurance. Je tends le tout d'un bras mou.
- Vous venez de brûler un feu rouge Monsieur, reprend la femme alors que son collègue inspecte mes papiers.
- Rahhhh l'était pas vraiment rouge mais plutôt orange foncé M'dame...
Encore une fois, judicieux instinct de garder la bouche scellée. Je hoche au contraire la tête dans un silence accablé couvert à peine par un gémissement indistinct de demeuré.
- Vous ne niez pas ?
- Non, M'dame l'Agent, répondis-je d'une voix pataude d'enfant non-accompagné. Je pensais l'avoir à l'orange M'dame l'Agent, mais il a dû passer au rouge juste au moment où j'étais dessous M'dame l'Agent. Maintenant je peux pas vous contester qu'l'était rouge M'dame l'Agent.
Je sens que je trouve l'état là je sens que je trouve l'état.
- C'est votre véhicule ? interroge l'homme.
Il tient dans ses mains mon passeport à mon nom et la carte grise à mon nom. J'hésite. Il doit y avoir un piège.
- Oui.
Il hoche la tête : je dois avoir bon.
- Vous n'avez pas fait votre contrôle technique Monsieur. Pourquoi cela ?
Aïe. C'est vrai. J'ai l'impression subite d'être Bruce Willis isolé dans un gratte-ciel pris en otage par des terroristes sud-africains, les pieds nus et ensanglantés après avoir piétiné des débris de verre : Think, you've gotta think Johnny.
- En fait quand je devais le faire j'étais immobilisé parce que j'ai eu une opération et des béquilles et après c'est vrai je vous avoue que je n'ai pas eu le temps et quand je l'ai eu j'y ai pas pensé...
- ...
- ... M'sieur l'agent.
J'ai triché un peu dans les dates mais il y a de l'idée : je marque des points, d'autant que je prends l'expression d'un gamin du Kosovo, les yeux en bulles de savon, revenu de l'hôpital où sa mère vient de mourir. Youri son petit chien aveugle est dorénavant son unique ami, mais il est atteint de la lèpre. Mon menton tremble ostensiblement pour mieux indiquer que je vais fondre en larmes ; certes cette technique n'est pas tout à fait au point, toute ma mâchoire s'agite, mais malgré tout, là, là, je crois vraiment que j'approche de l'état.
- Vous ne pouvez pas rouler sans contrôle technique Monsieur : vous n'êtes pas assuré.
- Je savais pas.
Ma mâchoire s'est stabilisée.
- Et à l'orange on freine, reprend sa collègue.
- En fait je pensais l'avoir à l'orange M'dame. Les deux se regardent interloqués devant ma voix de plus en plus pâteuse et mon expression d'abruti, je sens que je marque des points, beaucoup de points. J'étais en pleine accélération et j'me suis dit qu'si j'aurais freiné, j'allais m'retrouver au milieu du carrefour. A l'orange on freine sauf en cas d'danger et là, j'me suis dit qu'ça pouvait être dangereux d'freiner M'dame.
Mon explication semble plausible. Ils sont à deux doigts de me laisser partir, je n'ai plus qu'à légèrement insister. Et cela y est : je l'ai trouvé. L'état.
- ... Et puis vous savez c'que c'est, il est minuit trente, samedi soir, on a envie d'se coucher après un dîner bien arrosé...
Oups ! Bad move, Johnny Boy.
Les deux affichent une mine ébahie, échangent un coup d'œil presque amusé ; là je crois que j'ai perdu deux trois points.